Nous étions trois au centre, préposés au médire, chausse-trapeurs, guetteurs de faux pas. Trois piètres sires, trois figures du Médiocre ambiant. Trois figurants de la zone médiatique, truchement supposé accoucheur de la parole impériale mais incapables d’en placer une, rabâcheurs de poncifs imbéciles (ô président des riches! ô diseur de gros mots!), impuissants. Sans rire, nous étions la Presse en Conférence! Nous fûmes des faire-valoir ne pouvant servir à rien. Il est qui il est, et nous sommes si peu. Nous nous sommes laissé vaincre par le verbe, le savoir, la compétence suffisante. Et nous osons proclamer désormais que le prince ne sait pas convaincre! Pardi, nous sommes restés quasiment cois, n’ayant rien de sérieux à dire, rien de substantiel à objecter. Se pourra-il jamais que nous devenions amis? Il faudrait peut-être d’abord que nous devenions journalistes.
critique
De Zabor à Rimbaud
« Pourquoi j’écris? » demande Zabor. « Parce que je témoigne, je suis le gardien, je fais reculer la mort des miens car ils sont essentiels et dignes d’éternité. Dieu écrit, moi aussi ». Ce nouveau roman de Kamel Daoud (Actes Sud, août 2017) ouvre à l’écrivain les portes de l’extase (c’est le titre du dernier chapitre), et le lecteur se pénètre d’un enivrant elixir, le mot lui vient aux lèvres en reposant l’ouvrage. C’est le livre de la raison d’être qui, du mythe de Robinson à la leçon de Schéhérazade, trace le chemin de la liberté, corps et âme réconciliés. Quittant celui des livres sacrés qui enclosent les croyants dans la gangue du parler qui les fige, lentement, difficilement, encombré de mille obstacles qu’il lui faut déblayer, l’enfant débile paré du don qui le révèle découvre la langue, trace l’écrit, le livre, la littérature qui délivre l’être fruste de l’enlisement mortel des sables dans le désert et l’entraîne dans les délices de la transcendance assumée.
Et tel Rimbaud descendu « des Fleuves impassibles », Bateau Ivre délivré des « haleurs », l’enfant baigné d’amour, l’enfant enchanté des Psaumes, pourra s’écrier: « O que ma quille éclate! O que j’aille à la mer! ». Vite, dans « une eau d’Europe…Un bateau frêle comme un papillon de mai ».
Une France en miettes
Ecrire l’Histoire d’un pays, d’un peuple, d’une nation, c’est vouloir le connaître et, à la rencontre, le reconnaître.
En plus de huit cents pages à doubles colonnes, et une bonne centaine d’auteurs, brillants fouilleurs d’archives, cet in-quarto présenté par M. Patrick Boucheron prétend figurer la France, enserrée dans une Histoire Mondiale (Le Seuil, janvier 2017). On l’y aperçoit, en effet, décortiquée en mille miettes, comme si un pesant démiurge s’était emparé d’une énorme boule de pain rassis et l’avait émietté au long des chemins pour le bonheur des étourneaux.
Chaque miette que l’oiseau grégaire béquette l’instruit au gré du vent qui l’emporte mais ne le rassasie pas. Que dit de la France ce petit morceau choisi parmi les milliers d’autres que les auteurs ont égrenés, chacun selon son choix et pour le plaisir d’illustrer un extrait de sa pensée éparse au fil des événements? On cherche une unité, une cohérence, un objet à part entière, ou qui d’un bout de corniche révélerait la bonne surprise de l’oeuvre entier. On regrette de trouver un ramassis de petits bons hommes, à coup sûr décervelés de leurs prétentions, rodomontades et vanité, rapetissés à la commune mesure du reste du genre humain. Salutaire catharsis. Mais qui est la France dans cette grosse boule de pain sans ressort, pierre qui roule sans amasser mousse?
Plus mon petit Liré que le mont Palatin… plus l’ardoise fine que le marbre romain…, en quelques vers si simples le poète n’avait-il pas suggéré l’essentiel, le fin mot autour duquel s’est tramée l’âme d’un terroir, d’un pays, d’une identité vraie, ouverte à tous, à tous les vents, à tous les désirs d’être heureux sur un coin de terre, parangon de l’Humanité. Courons vite goûter la France autour du monde qui est le sien!
François Mitterrand tel qu’en lui-même
(à propos des « Lettres à Anne » cf. blog du 17 janvier 2017: »Un amour esthétique et totalitaire? »)
« Lettres à Anne », mais plus encore dialogue avec soi-même, ce recueil de quelque 1200 pages prolonge jusqu’à son terme le chef d’oeuvre en construction de l’esthète en quête de soi et de l’amour pur et absolu nécessaire à sa conquête d’un trône à sa mesure, égoïste et funeste. L’admirable n’est pas dans la somme impressionnante de ces lettres pressantes et tantôt tendres, tantôt tempétueuses, plaintives ou caressantes, ponctuées d’envolées bucoliques, et de haltes-cattleyas (il y a peut-être du Swann dans les signes qui les marquent) dont la répétition sans pudeur indispose.
L’admirable est plutôt dans l’admiration offerte au public de la capacité de résistance de la destinataire, accablée sous l’avalanche, d’abord instable et velléitaire en sa prime jeunesse, puis se cuirassant contre l’inévitable lorsqu’elle décide subitement, avec courage, de braver les bienséances de son entourage et les interdits de sa pieuse conscience en allant puiser dans sa maternité volontaire l’antidote de son désarroi. Elle se bâtit ainsi le refuge d’un faux ménage que l’on saura clandestin, foyer bancal pour le meilleur et pour le pire. Et quand le pire adviendra, elle restera le témoin vainqueur d’une aventure d’exception. S’il y a chef-d’oeuvre, il est dans ce refuge et cette abnégation.
Un amour esthétique et totalitaire?
Patience et longueur de temps non moins que force et rage, le lecteur ne se lasse pas et sa curiosité s’encourage à suivre pas à pas ces 140 premières lettres, sur un total de 1218, où s’amorce et littéralement s’enchaîne l’amour insensé d’un presque quinquagénaire avec une enfant de 20 ans. (F. Mitterrand, Lettres à Anne, 1962-1995, Gallimard, octobre 2016) Mais quels artistes, quels originaux que ces deux-là! Ne jugeons pas, il reste encore plus de mille pages pour le plaisir de lire. Mille pages à débrouiller les ressorts de cette extraordinaire histoire et de son accomplissement.
Accomplissement, un des mots clefs de François Mitterrand, avec celui d’absolu, dans la quête qu’il se livre à l’assaut de cette presque enfant en un projet d’amour effrayant, charnel et transcendant. Quelque peu narcissique aussi: » C’est à toi que me consacre cette alliance mystique qui me ravit l’âme » (114). « Défier la mort et chasser ses phantasmes par le seul sortilège de l’amour… Une conquête spirituelle consacrée aux plus nobles combats…J’ai voulu bâtir avec toi une vie d’exception » (111). La jeune fille mettra deux ans à se rendre après avoir surmonté les réserves de la bienséance, de l’insolite, du scandaleux, sous l’avalanche de la pression d’amour quasi quotidienne.
Qu’on le veuille ou non, le projet est absurde et par là-même tentateur. L’âpre volonté de l’initiateur s’est fait harassement tendre, continu, parfois déchirant. Tendu par le ressort du bien écrire, il lui arrive d’atteindre au sublime de l’exercice de style dans lequel visiblement il se complaît. L’ombre grise de Châteaubriand parfois surplombe celle qui s’éteint sur les pinèdes d’Hossegor: « Le jour et la nuit tourneront sur eux-mêmes et la pierre immobile marquera les heures au gré du soleil et de l’ombre. M’en allant je songeais au seul salut qui est l’espoir » (104). Un bain d’esthétisme imprègne ce qui veut tendre, jour après jour, au chef d’œuvre. A suivre…
Le boeuf et la grenouille
Trop modeste, Monsieur Luc Ferry! Votre « Révolution transhumaniste » n’est pas un « petit livre », mais une introduction magistrale, au propre et au figuré, à la compréhension du mouvement implacable qui nous saisit et nous implique dans un destin que nous avons tant de mal à réaliser: cette sorte de dépassement, « d’augmentation de l’humain » que prophétisent les adeptes de l’avènement des NBIC, et dont nous mystifient les fameux GAFA lancés à la conquête de l’univers.
C’est entendu, le programme n’est plus d’améliorer l’homme en l’aidant à grandir et s’accomplir dans ce qu’il a de plus humain, mais de « l’augmenter » de telle sorte qu’affranchi des pesanteurs de l’injuste nature, il les dépasse en se transfigurant.
« Une grenouille vit un boeuf, qui lui sembla de belle taille ». D’Esope à La Fontaine, chacun a pu suivre le parcours de ce vaniteux petit animal qui « creva » d’avoir voulu s’enfler aux dimensions de plus grand que lui. Or voilà que le boeuf à son tour se met en devoir « d’augmenter ». Que croyez-vous qu’il arrivera? A force d’enfler, il implosera. La « régulation » sage prescrite par l’auteur , n’y sera pour rien.
La Vie, encore et toujours
Voici venir « Octogénèse », le livre heureux de la Vie perpétuée dans le Grand Âge.
Sous le regard et selon le verbe du divin Tagès, réincarné dans le visage du maître Lucien Page, s’expriment, venant à bout de toutes vindictes, l’amour, la jeunesse, l’éternité, la grâce, perçus, entretenus, vécus en continu dans le dialogue intérieur et la Concertation. Ainsi passent et se dépassent l’homme et le temps jusqu’au saut vertigineux du Grand 8, « en état d’apesanteur sur des appuis de transhumance » vers la vie gaillarde renaissante à jamais.
« Octogénèse ou le sourire de Tagès », un roman de réjouissante ironie, à paraître aux éditions de l’Orizon, Paris, septembre 2016.
[Octogénèse.n.f. 2014. de octo-et-genèse. phil. Méthode irénique de construction de l’individu de l’âge adulte au grand âge.
Octogénétique. Qui se rapporte à l’octogénèse. On peut dire aussi octogénique].
« Elle » abjecte
On peut ne pas aller voir « Elle » au cinéma. Certes, on se serait douté qu’en apposant le nom de Melle Huppert à ce titre prometteur, le réalisateur proposerait une vision insolite ou provoquante de la Femme. Mais on serait récompensé si dans cette nouvelle incarnation de son talent l’actrice mettait son art à exalter héroïquement, par bonheur ou par contraste, l’idéal féminin affiché, auquel un homme aspire dans le meilleur comme dans le pire de ses élans. Elle en est capable.
Le talent est bien là, mais il ne sauve pas d’une once l’inanité gratuite, la bassesse, l’abjection d’un propos qui avère, de viol en viol, toujours le même, répliqué ad nauseam, la pauvreté d’inspiration d’un milieu de créateurs prétentieux voué à la transposition de ses instincts en jeux de violence hideuse pour la distraction vaine des vidéastes et autres cinéphiles. Rien n’est beau, tout est sale dans cet opus qui ne semble avoir d’autre fin que le sacre des parties honteuses. Et Dieu sait pourtant qu’elles valent mieux que cette idiotie!
Il viendra bien un jour quelque critique professionnel pour prétendre qu’il ne faut pas prendre cette oeuvre « au premier degré », mais qu’on doit la contempler au deuxième pour en révéler le sens, la portée et la beauté cachée. Mais que sont donc des fameux degrés de contemplation, tarte à la crème de la critique d’aujourd’hui? Personne n’a jamais pris la peine de l’expliquer…
Triste temps, triste semaine, même pas le cœur d’aller voir en sortant le Zouave, les pieds dans l’eau et davantage, au pont de l’Alma.
Penser Luchini
« Grands yeux dans ce visage/Qui vous a placés là?/De quel vaisseau sans mât/ Etes-vous l’équipage? »
Ces quatre vers de Supervielle vous reviennent en mémoire quand vous saisissez l’humble regard de Fabrice Luchini en couverture de son livre de souvenirs (« Comédie française, comment ça a commencé »). Ce poète en action, ce ciseleur des mots restitués à leur naturel, ce pourfendeur de la médiocrité en marche est un timide qui s’éveille, comme un oiseau à peine éclos au bord du nid, à l’inclassable curiosité du monde. Une intime douceur enveloppe ce regard que la lâcheté radoteuse des fausses valeurs en cours ne décourage pas, quand il lui dit son fait, de plaider l’indulgence pour autrui comme pour lui-même, ayant l’art supérieur de pratiquer l’ironie, et ainsi d’adoucir nos plaies par l’onguent du sourire.
Il n’est auteur dont il ne serve la mémoire sans qu’il n’émane de son service un apaisement. Paix, et pitié pour les médiocres, aussi longtemps que survivra par lui la poésie, aimable ou cruelle, sévère ou familière, claironnante ou absconse, des Phares et des Géants. Aimer et cesser de gémir. Voir et revoir Luchini dans Arts, dans Alceste à bicyclette, dans Poésies?, tant d’autres encore, c’est respirer un air de bonheur autour d’un maître du fugitif, de l’ineffable, de l’instantané, guérisseur d’anxiété.
Penser Luchini dans son dire à l’instant de poser les mots sur la page blanche, c’est déjà les attraper dans la plénitude du vrai, à pleine bouche et pleine oreille simultanément. Richesse immédiate du sens: « cuistre », « lavandière », « Hortense couche-toi! ». Sitôt perçus les mots, défilent devant soi l’indigence des nuls parés de leur prétention à gouverner la terre, la blancheur savonneuse des mains rougies penchées sur la rivière, la facétie courtelinesque à l’état pur. Luchini, ou la vérité du verbe.
« Eloquence de l’écrit ».
« Ehen, hen, hen », bonne année!
On espérait, on attendait hier soir sur les écrans un chef de guerre martial et bien allant contre l’ennemi mortel résolu à nous perdre. On eut un bedeau larmoyant « les sanglots longs du violon » de son âme, suivis d’une harangue promissoire au bon peuple de France loué de n’avoir pas perdu la foi,- sinon l’espérance. Impossible de ne pas penser à Janotus de Bragmardo plaidoyant, « ehen, hen, hen », par raisons « substantificques, intronificques, terrestérielles et quidditatives » pour le retour des cloches de Notre-Dame dérobées par le vilain géant. Pas de quoi dissuader le monstre obsessionnel dit de Daech de s’emparer, s’il le pouvait, en sus des cloches, de Paris et Notre-Dame. Pas de quoi non plus convaincre de l’arrivée imminente en terre promise.
Plutôt en rire avec Rabelais que de s’associer au chœur des rodomonts de la critique roublarde et intéressée.
Bonne année 2016!