Cher Usbek,
En entrant en campagne à l’invitation d’une ami instruit et bon camarade, je m’attendais au pittoresque et je n’ai pas été déçu. Des visiteurs accourent en foule vers d’étranges cabanes qu’ils appellent isoloirs. Là, abrités sous des voiles dont nombre d’entre eux désapprouvent le port sur leurs femmes, ils manipulent clandestinement des feuillets, en choisissent un seul, jettent les autres sur le sol où ils s’entassent. D’un air solennel ils le déposent dans une urne, fruit de leur libre et pur arbitre, puis s’en retournent à leurs occupations, fiers d’une sorte de sacerdoce dont ils se revêtent une fois tous les cinq ans.
Ces prêtres d’un jour ont leurs guides consacrés, qui les inspirent par des placards pendus aux murs près de l’entrée. L’ami m’explique la manière dont ces prophètes conduisent leurs ouailles à la vénération du pittoresque, cette vertu suprême, me dit-il, qui détermine leurs choix. Il faut que leurs candidats soient marqués au coin de la plus authentique curiosité.
Untel est un berger majestueux, louvetier en quête de ses brebis égarées: un balcon de brume sur la Rhune.
Le deuxième est ouvrier, fenêtre ouverte sur un métal en feu, le troisième une enseignante économiste, argent maudit mon beau souci! L’un et l’autre clament la vertu des mirages de jadis, tant de fois entrevus, tant de fois évanouis.
Deux autres ont des manies de vieux grognards, surgeons des bureaux de la république saisis par la vanité d’avoir toujours raison, seuls contre tous. Ils sentent la naphtaline.
A quoi ressemble le sixième? C’est un quinquagénaire ingénu fort de la fidélité de ses villageois, convaincu que son village est le centre de l’univers autour duquel le reste du monde doit tourner et dont il serait maire à perpétuité.
Ce que promet le septième est, à l’instar du huitième, la chance pour tous d’être rasés gratis, qu’on soit ou non pourvu de poil luisant et foisonnant. L’un d’eux est tellement plus verbeux que l’autre sous le rapport de la billevesée qu’il met ses chances à cent lieues au-dessus de celui-ci, qui n’en peut mais: la Méditerranée lui est centre et creuset de bonheur éternel.
On affirme que le neuvième est bouillonnant sous son air triste et sombre. Ce qui bouillonne en lui, hélas sans bonhommie, cacherait une soif de pureté étincelante à la façon d’un costume qu’il aimerait élargir aux dimensions de son pays, mais dont l’ingrate destinée lui fait reproche comme signe d’une aisance qu’on ne saurait montrer au peuple sans l’irriter.
J’en viens aux deux derniers des onze (Judas, qui aurait dû être leur douzième, au dernier moment est allé se pendre à l’enseigne du chat perché, d’où il s’arrange à brouiller les cartes). Presque au summum du pittoresque j’ai aperçu une femme forte en bras et en jambes tendus aux quatre ciels, telle un Saint-André offert au sacrifice; elle est l’X de cette campagne dont chacun se demande s’il ne va pas l’emporter. Mais elle pourrait bien tomber, de cette croix vaticinante, sous le croc en jambes de l’empereur même du pittoresque: un personnage ambigu, vêtu de doux velours comme une pipistrelle, voletant de jour comme de nuit (je suis oiseau, voyez mes ailes; je suis souris vivent les Rats); il a pour règle de n’en avoir pas de fixe, il donne à hue et donne à dia: « Le sage dit selon les gens, vive le Roi, vive la Ligue ». La Fontaine a toujours raison. Un croc en jambes de la chauve-souris fera catapulter l’X dans le royaume des morts, c’est ce qu’augurent les pythonisses sondagières. Mais il en est des sondages, comme chez nous des prédictions de notre Zoroastre, saint soit son nom: la comète va et vient comme elle veut au dessus des nuées. Votre Riga…