D’une immigration, l’autre

« Non, il n’était pas facile pour les Russes de vivre en France d’une guerre à l’autre, puis dans les affres de la deuxième, encore moins que pour les exilés ordinaires dont l’arrivée et l’installation suscitent de vague en vague l’irritation des Français. C’est que les nationaux d’aujourd’hui sont les immigrés d’hier et d’avant-hier qui, une fois installés, se clôturent en prés carrés incrustés dans le grand pré carré national. Ils se dressent volontiers contre les nouveaux arrivants, redoutant leur poussée aux frontières, leur zèle, leurs mérites, leur ardeur concurrentielle. A la longue, presque tout le monde finit par se caser, qui veut bien dire s’établir dans sa case, et s’y blottir à l’abri des remous de la xénophobie ordinaire. Celle-ci s’appelle racisme quand elle s’en prend aux étrangers, non pas pour ce qu’ils font, mais pour ce qu’ils sont. On voit trop bien ce qu’il en est advenu, abominablement, à l’égard du peuple juif. Les Russes de France n’étaient pas voués à pareille malédiction, mais plus d’un s’est vu persécuté ».

(Extrait de « La Cible », roman, Jean-Louis Delvolvé, L’Harmattan  éd., Paris, 2011)

 

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Du rose au brun

Paris-Londres, 6 mai 2016.

« Comme on voit sur sa branche au mois de mai la Rose », en sa triste agonie, en sa dernière fleur, les pleurs qu’ici l’on verse aux illusions perdues font au printemps cortège de douleur. Irritée, une jeunesse épanche ses larmes en tintamarres de bugles et de porte-voix. Elle va, répandant son fiel nuit debout dans l’obscurité des portiques, se chercher de nouveaux temples, des guides et des prêtres pour conjurer son destin. Elle improvise des chants et des accents d’une autre veine pour réveiller le peuple qu’elle appelle à son secours.

Peuple endormi debout, obnubilé par la poussée des nouveaux venus,tétanisé dans les embâcles du ne rien faire, décomptant les jours meilleurs promis, qui ne sont jamais venus et qui ne viendront pas, celui-ci la regarde, atterré, sans comprendre les paroles ni la musique de péans dont il ne saisit pas les clefs.

Cependant qu’outre-Channel la preuve est faite sans fanfare qu’entre le rose de l’ancien temps, nimbé de grâce royale, et le bistre ensoleillé des conquérants du nouvel Est, l’accord des peuples est trouvé sans combat dans un parfait naturel.

Le Khan de Londres, ombre portée à la reine d’Angleterre de son ancien empire.

France, terre d’accueil.

Si j’étais un réprouvé chassé de mon pays, soit misère, soit persécution, je chercherais refuge en France plutôt que nulle part ailleurs. Je sais, la France est difficile, les Français plus encore, et leur langue à leur image. Elle craint officiellement l’afflux des réprouvés de mon espèce, restreint l’accueil, bride l’emploi qui s’est fait rare et d’abord pour les siens. Néanmoins, c’est la France qui m’attire, invinciblement, malgré la difficulté.

Je regarde les Français, façonnés par leur Histoire, cette pyramide de générations immigrées comme aujourd’hui se présente la mienne. Au fil du temps, ils se sont frottés à leurs frères venus après eux, se bousculant les uns derrière les autres, poussés sans cesse par de plus arriérés qu’eux, fondus, amalgamés, s’unissant dans l’adversité, s’enracinant pétris d’égalité fraternelle, quelquefois fanfaronne, mais jamais vaine, et victorieuse dans les jours terrifiants.

C’est ce peuple, cette nation habile que je veux revêtir, augmentée de mes apports, Si elle me voit tel que je suis, elle ne peut que se souvenir de ce qu’elle est dans ce qu’elle a été, revoir en moi qui furent les siens, se refléter dans mon image, m’accueillir à mon tour et m’accepter.

Je suis celui, nouveau venu, qui réveille l’ardeur, secoue la morne habitude, fait tomber les préventions comme les branches mortes sous le soleil, éteint les hontes et les remords, propage l’énergie, non pas du désespoir, mais de l’espérance de vivre et prospérer dans le renouveau de l’avenir ouvert.

Je ne demande ni secours, ni subvention, Rien qu’une place auprès de ce peuple et la liberté, pour notre plus grand commun profit, d’ajouter la force nue de mes bras, la lucidité inquiète de mon intelligence, à la création continue de ce peuple que je fais déjà mien et qui ne peut pas me rejeter.