Frexit

Le mois de juillet s’avance, promesse de fruits et de fleurs, ample moisson de souvenirs offerts à la jeunesse insouciante et vagabonde. Paris s’accorde la pause de l’été, délaissant ses boulevards livrés à la piètre émeute de ses casseurs de grèves, rien de plus qu’une émotion populaire un peu rude quand s’émousse à la longue la querelle d’arguments ni lus, ni compris, promesses d’erreurs infécondes. Le jour s’annonce où même la lâcheté fera relâche.

C’est le moment, c’est l’heure du Frexit , ce frémissement d’aise qui étale les Français de grève en plage, entre les criques, entre les monts, parmi les prés et les bois, de mers d’Iroise en golfes Juan. Entre soi, tout pour soi, repli général sur des positions préparées à l’avance. Brexit, Grexit donnent l’impression de mouvements vers le large, le nôtre est plus intime, broute la pâquerette, de vins forts se fait une piquette. Mais à tout prendre, le repli sur soi n’est pas moindre chez les peuples maritimes quand bien même ils sembleraient tournés vers l’ouvert. Branle-bas général de la peur de l’autre et de soi.

Brexit, Grexit, Frexit, leçons à méditer ensemble pour l’Europe intérieure.

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Paris, Plaine Monceau

Clichy, Villiers, Monceau, les Ternes, et plus loin Batignolles, en ces belles années d’un Paris qui vous mange, mil huit cent quatre-vingt, qui pourrait oublier ces prodigieux artistes dont la brosse, la plume , le diapason d’or se sont nourris de vos rues, de vos boulevards tout neufs empanachés de vert et dont le chant s’est mêlé, concert bouleversant, au cri passant du vitrier, à l’appel du rémouleur, l’apostrophe du cocher à la vivandière, vives respirations du peuple agile? Ici travaille Debussy à Pelléas, à Mélisande; à l’après-midi du Faune issu de la main blanche de Mallarmé. Verlaine gîte non loin, pareillement Manet, les Morizot, des Parnassiens. Avec Renoir, avec Monet et près d’eux Valéry, ils voient passer Clémenceau,  Zola de temps en temps. Le temps de peindre Mallarmé, Gauguin vient faire un tour. De son hôtel somptueux, Sarah Bernhardt leur fait signe. Une Pléiade est venue faire ici de l’ombre à la Nouvelle Athènes sa voisine. Rue de Rome, lisière idéale de mondes éclos tour à tour.

L’Alsace perdue est dans tous les cœurs. On donne à des rues des noms de ses villages. Jean-Jacques Henner, romantique tardif dont on ouvre à présent le musée rénové, la célèbre de sa pâte attendrie. Verdun est loin encore et nul ne semble percevoir les signes qui s’accumulent dans l’ombre du carnage que préparent les canons de Krupp et du Creusot, du lourd massacre de l’Europe qu’ourdissent leurs inspirateurs acharnés.

Plaine Monceau, lumière éblouissante des cendres à venir.

Sous le signe de Godot (suite)

Autres temps, autres embrouilles, un même désarroi? « O lieu de confusion, station où les calvaires se croisent et se contredisent, lieu d’abaissement, point de métamorphose des âmes, plaie ouverte à l’extrême de la patrie… » Quelque part entre Arras et Béthune, le poète (Aragon) évoque ainsi le désarroi de troupes livrées à elles-mêmes, débandées, bousculées par le destin qui les accule au sauve-qui-peut, à la fuite ou à la trahison, tandis qu’au proche horizon se profile, au pire la tutelle de l’étranger, au pis sa dictature.

Mars 1815, mai 1940, l’espace n’ est pas moins étroit, toutes proportions gardées, pour la bousculade, que la place de la République, à Paris, en avril 2016. Même printemps maussade, pluie et froidure au-dessus de la moyenne, une génération piétine, maugrée, s’empêtre sur elle-même, s’emporte contre quiconque s’étonne et ne la comprend pas. Piétinements et cacophonies ont-ils la même résonance? Eux ont les pieds sur une fondrière et ne la perçoivent pas, les doigts rivés sur des aphorismes sortis par SMS du fond d’autres âges, des yeux qui ne voient pas, des oreilles qui n’entendent rien au-delà de leurs ritournelles encapuchonnées, mais qui cherchent: Une direction? un saint à qui se vouer? un principe de régénérescence?

Les pierres qu’on leur jette ne les font pas taire. Mais on se lasse de jour à palabrer la nuit. Et quelqu’un, ils ne savent pas qui, ni le jour, ni l’heure, pourrait bien , impuissants, leur soustraire la mise à peine élaborée.

Relire Polyeucte

Les fanatiques sont parmi nous. Sectaires et colériques, pauvres de mots mais riches d’anathèmes, ils se pavanent sur les parvis de la pauvreté, narguent les puissants, piétinent les morts, annoncent la fin du monde qu’ils vouent à la destruction, et déjà les plus violents y propagent la mort. Du sarcasme, du jugement téméraire, de la calomnie comme art d’écrire, ils nourrissent leur presse. Drapés de certitudes célestes taillées à leur mesure, ils se font religion, invoquent un dieu tonitruant, face à lui inventent des mécréants qu’ils trucident, eux-mêmes suicidant pour gagner un bonheur posthume conforme à leur fantasme.

Par l’ascèse et la guerre, ils postulent la gloire du martyre, jetant en pâture au monde le sacrifice de leur propre vie, porte ouverte à leur fumeux paradis. Prosélytes absolutistes, ils récusent tout compromis avec l’amour profane et cherchent à convertir de force le malheureux humain en quête de bonheur. A quoi tout leur est bon: iconoclastes, ils envoient leurs néophytes abattre temples, églises, tombeaux et monuments; sectateurs de pureté, ils l’imposent par la lecture servile de livres sanctifiés dans l’orthodoxie surannée de leurs inspirateurs. On les dira traditionnalistes, intégristes. Ils ont des cousins non loin de nous. Relisons Polyeucte, « tragédie chrétienne » selon Corneille, tragédie salafiste d’aujourd’hui, les ingrédients du fanatisme n’y sont pas moindres pour l’asservissement de l’amour et de la pensée à la poursuite de l’Impensable. Fanatisme non moins criminel qui eut pour instruments, entre autres, Ravaillac et Clément, Damien, Gorgulov, Bastien-Thiry. Sûrement, ils ont gagné près des leurs le ciel des pieux assassins.

Ma ville, mon silence

Vienne la vie, vienne la gaîté, au diable la gravité! Passé sans transition de la terreur absolue à l’invective, à la fureur, à l’anathème, le peuple soudain se lasse des idéaux fracassés, des utopies effarantes, des promesses aventurées. Il déserte. De retour sur son erre frivole, il prend la tangente et s’élance vers les neiges et les sables,  les prairies apaisantes des gens rassis.

Enfin, ma ville est à moi, bienheureuse parenthèse propice au recueillement! D’un pas leste, j’arpente des rues désertées, des avenues aussi claires qu’au temps éphémère de la COP 21 quand la police faisait place nette pour les cortèges des grands. J’achète tranquillement mon journal à l’étalage d’un kiosque vide; en moins de dix minutes j’aurai tantôt rempli de mon vivre le panier de ma supérette. J’entends le son de mon talon frappant le sol du macadam à midi comme au petit matin à l’heure de mon café-crème au bistrot du quartier. Ainsi porté à régler ma cadence sur celle de la ville conçue pour le flux montant et descendant des promeneurs, entre les arbres plantés à distances régulières pour mon ombre et mon haleine, je vis.

Ils sont allés chercher ailleurs ce que, trop agités d’eux-mêmes, ils ne savent pas trouver ici. Sur le pavé, la grâce de la ville ordonnée à sa discipline séculière, ainsi conçue d’une rive à l’autre de la Seine par des humanistes de génie. Comme elles sont belles, ces façades contemplées tranquillement dans la paix du jour lumineux, dans la lumière du soir étincelant, ces collines étagées, ces coins d’ombre et de verdure quand on y chemine pas à pas! Comment ne pas détester la bousculade des gens pressés, indifférents, hurleurs de mauvais gré? Et comme est bienvenu leur apaisant départ, et ce silence vertueux entre les mots qui s’échangent à voix calme, dans le flux apaisé d’une circulation assouplie, presque assourdie en sa rumeur, loin des sirènes de l’effroi!

Hélas, les frivoles vont revenir, ils vont se remettre à vociférer, s’invectiver, se traiter de tous les noms. Halte au peuple immature qui ne sait pas quêter son bonheur! Halte au feu!