De la rue avant toutes choses

C’est par la rue que toute opinion commence. De bonne heure, l’homme se lève pour aller chercher son pain ou son croissant. Rue, ou comptoir du zinc, c’est tout un. Ici affluent les premières nouvelles, s’échangent les premières impressions, naissent les premiers émois de la cité qui s’éveille. Tantôt les radios amplifieront la portée des nouvelles, le trottoir les colportera. Quelques uns s’assemblent au coin de la rue, au carrefour proche. Un cortège, peut-être, va se porter vers la mairie ou le commissariat. Ce qu’on apprend est-il vrai, est-il seulement plausible? S’il vous plaît, informez-nous. Nous sommes à l’écoute et nous y resterons autant qu’il faudra, jusqu’à ce que, apaisés, nous puissions rentrer à la maison. La rue nous appartient tout d’abord. Elle ne sera jamais à vous qu’épisodiquement, et à seule fin que vous nous assuriez de sa  possession calme et paisible. Vous pouvez bien retourner à vos palais Nous ressortirons à notre aise si votre démocratie a le moindre sens.

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Les oies cacardent

Les oies du Capitole occupent les parapets. Par tous les créneaux, elles lancent leurs appels cacophoniques à l’éveil des bonnes consciences. Rome n’est plus dans Rome, elle est là-haut, toute où elles sont. Pas un mot, pas un son, pas le souffle du soupir d’une oeuvre qui ne soit pesé, soupesé, scruté, passé au crible de la bien-pensance par les oiseaux noirs des remparts. Osai-je dire que Fréron est un fripon, je puis bien m’appeler Voltaire, une oie cacarde et me fait jeter en prison. Il paraît que telle chose ne se dit pas, que le propos est clivant, méprisant, discriminatoire, qu’il choque l’humanité puritaine de la société rigoriste des Plenels et Bayrous. Et pourtant, Fréron est un fripon. De même pourrais-je encore dénoncer l’ardeur de ceux qui voudraient m’interdire de penser comme jadis d’anciens préfets, de la gent des cagots, voulaient m’empêcher de danser au village d’Azai? Voltaire, Paul-Louis Courier, Léautaud, le Debré du Courrier de la Colère, les grands polémistes devront bientôt se taire devant le zèle des tyrans de la bonne opinion. Assez, et que le bon peuple gouverne!

Société incivile

La mode en France est à la société civile. Nul ne saurait dire au juste en quoi consiste cet être-là. Un composé d’hommes et de femmes,  en nombre quasi égal, garantis probes et de bonne volonté, nous fait-on croire, choisis au petit bonheur de par l’aptitude qu’on leur prête à rendre service aux personnes et au monde et par là-même capables de gouverner.

La société civile n’a pas de nom propre, pas d’identité assumée, pas de parti et, partant, pas d’appui. Un ectoplasme, un ovni. On lui accole un  tuteur, il ne tient pas, lui-même frêle roseau sans pensée ferme ; des coadjuteurs:  nés de même souche ils s’effondrent au premier vent. Elle se réclame d’un parrain, les étrennes sont prometteuses: quoique futiles ou incertaines, elles lui éblouissent les yeux. Placée devant le fait de gouverner, – une Assemblée, pensez donc, le fait est bien facile!- la tête lui tourne à l’envers.

La société civile est une tête de linotte. Sa cervelle est d’oiseau, elle n’entend rien, ne retient rien, légère et étourdie. Donnez-lui un perchoir, elle pépie d’aise et puis s’envole vers la linette, cette graine de lin blanc, candide friandise qui n’engraisse pas. Autant dire l’infini du rien dont elle procède et vers qui elle s’en retournera, incivile estomaquée.

On attend le retour du politique. Il a sa propre société. L’autre a beau la brocarder, la dénigrer, se défier d’elle, s’en détourner, elle tient bon.

 

Ornières

Le temps approche où Monsieur le Maire n’aura plus de goudron pour boucher les vilains trous de ses chemins, plus de bitume pour lisser ses trottoirs, plus de sable, plus de chaux, plus de plâtre pour rénover les murs de ses bâtiments. La taxe d’habitation abolie le livre aux hasards de la finance. A demain la corvée des villageois? Honneur au cantonnier de jadis « qui cassait et qui cassait des tas de cailloux », on se souvient de la chanson. Monsieur le Maire n’a plus d’argent. Son ministre pas davantage.

L’ornière fait sursauter. On appelle cahots les soubresauts des voitures dont les essieux se cassent et le voyageur s’y rompt le dos. On voyagera demain dans la douleur. Voyager? Mais vous n’y pensez pas! Quel besoin de voyager quand tout vous astreint à reposer dans votre chambre, la main assujettie aux doigts qui courent sur votre clavier, l’œil rivé à votre écran, l’auriculaire à l’oreillette, et le reste du monde est là, aux ordres de Monsieur, au service de Madame? La route est désertée et la poste est muette. Il n’y a plus de vie qui vaille que sur les réseaux sociaux. On n’écrira plus non plus.

Qui pourra faire que du tweet ou de l’email surgisse le chef d’oeuvre, ou même tout bonnement le clin d’œil d’un brin d’esprit ou de conversation? Rappelons-nous la Sévigné, « blonde rieuse, nullement sensuelle, fort enjouée et badine » (Sainte-Beuve). Elle voyageait peu, mais sa main, son esprit voyait tout, à courte et longue vue. De ses lettres vives et tendres a jailli un art de vivre et de le dire, un savoir-vivre,  à distance des vivants mais encore tout près d’eux, et sa chère fille avant tous. Mais la distance, maintenant, elle aussi, est abolie. L’autre est désormais trop près de ma vue, de mon oreille, pour que me prenne le désir de lui parler et de l’entretenir à loisir, légèreté ou profondeur. Nous n’avons pas le temps. Si près de moi,  je le perds de vue. Une ornière béante  s’est ouverte dans le néant de l’espace et du vide, entre zéro et un, et je m’y romps, os et carrosse.

Guerre ou culture, il faut choisir

Un chef de guerre s’émeut parce que son prince lui rogne son budget. Il a raison si à ce prix la victoire est compromise. Le prince aurait pu préférer rétrécir une autre dépense. Celle de la culture, par exemple, parmi celles qui s’offraient à son choix. Que diraient alors les doctes? Il faut bien soutenir aussi leur train. On ne peut à la fois les chérir et caresser les chefs des armes. Entre les armes et la loi, la loi commande, et le destin du prince est en jeu.

La sagesse des Anciens a montré que les plus forts guerriers se gardaient parfois de poursuivre le châtiment des vaincus dans la destruction des oeuvres de leurs arts, soit en abattant leurs temples, soit en livrant leurs livres au feu. Car mieux valait les entretenir dans les grâces de l’ esprit et, ainsi amollis, conserver sur eux leur empire. Combien stupides à ce compte auront été les destructeurs de Mossoul ou Palmyre!

Stupides et non moins criminels car, à l’inverse, on ne vantera jamais assez  le protecteur des arts, par quoi les civilisations progressent vers leur plus grande perfection, et la paix véritable est au bout du chemin. Gloire au prince dont le choix conduit à l’effort conjugué des guerriers et des doctes. Puissent ses peuples solidaires en saisir la nécessité.

Il n’y a plus de poésie!

Il était pourtant beau, ce Ministère!

« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Lautréamont était avec lui.

Le surréalisme a des conquêtes exquises dont la privation subite est déplorable, pour qui observe de près l’éclosion des nouveautés qui enchantent. On ne dénoncera jamais assez ce puritanisme de la bienséance dont les attaques redoublées auront en peu de jours anéanti, sur les verts maroquins de la table élyséenne, la rencontre glorifiée de la modémique machine à coudre et découdre les réputations éphémères, et du parapluie macronien des partis et des bandes, soudain rassemblés sous son égide bonne à tout.

Il n’y a plus de poésie. A bas les puritains! Il serait temps de réapprendre à vivre!

Pour un véritable Garde des Sceaux, ministre de la justice

J’ai rêvé naguère d’un véritable Garde des Sceaux, (Le Monde, 22 janvier 1997). L’époque était marquée par de mauvaises rumeurs qui mettaient en doute l’indépendance des juges et des procureurs. Ce n’était pas nouveau et ce doute ne s’est jamais éteint. Il s’est même aggravé ces derniers temps. L’idée, un rêve à coup sûr, consistait à ancrer cette indépendance au cœur, à la racine du système, en la personne même du ministre.

Celui-ci serait, donc, élu par les deux chambres, sur proposition du président de la République, pour un mandat de neuf ans, non renouvelable. Il serait directement responsable devant le Parlement qui pourrait le révoquer par un vote de défiance unanime de l’Assemblée Nationale et du Sénat. La fin des mandats propres du président de la République ou du gouvernement, quelle qu’en soit la cause, ne l’empêcherait pas de rester en fonction. Il siègerait au conseil des ministres, participant avec ses collègues à la conduite des affaires générales du gouvernement. Mais, tel le Chancelier dans l’ancienne monarchie, il serait tenu à distance des fastes de la République et de ses récompenses.

Il présiderait le Conseil supérieur de la magistrature, y nommerait les juges du siège et pourvoirait à leurs carrières sous la double garantie de leur indépendance et inamovibilité. Il nommerait et révoquerait les magistrats du parquet sur proposition du président de la République et serait garant du statut particulier de leur indépendance en matière judiciaire.

Il serait ainsi en flèche et en retrait pour la conduite de la Justice et la défense du corps de la magistrature, armé pour défendre son ministère et le protéger des pressions du pouvoir et de l’opinion. Il participerait pleinement à l’oeuvre régalienne en étant comptable de son action spécifique devant le peuple souverain au nom duquel la justice est rendue.

Un projet de réforme constitutionnelle est en vue. Le sujet en est tout autre (restaurer la confiance dans la vie démocratique). L’actuel Garde des Sceaux se grandirait s’il saisissait l’occasion pour l’étendre à celui, de beaucoup plus essentiel et non moins urgent, de l’indépendance de la justice. Le projet qui précède pourrait lui en fournir la trame.

A la recherche de l’homme parfait

Qui cherche l’homme trouve l’humain.

A quoi bon dénoncer la faille? Elle est toute où est l’homme. De quel profit est la dénonciation sinon la gloire du dénonciateur et la prospérité suspecte de son journal? A tant harasser l’opinion, la presse lasse et le lecteur passe, indifférent, au prochain épisode. Aussi bien, il pardonne, de bon ou de mauvais cœur selon que l’honneur vrai est atteint ou seulement écorné.

Le maître a mille fois raison d’attendre et de laisser les lilliputiens stipendiés tendre leurs fils d’opprobre désiré sur les héros d’un jour. Le jour passe et demain, une faille cédant à l’autre, l’humain se reconnaîtra parmi les siens. A défaut d’homme parfait, il désignera l’honnête homme ajusté à sa mesure.

Pax Gallica

De jour en jour un caractère s’affirme, une volonté s’affermit, un discours s’éclaire, une explication cohérente s’installe. Il faut prendre la peine d’écouter, mot à mot, pas à pas, pour espérer et désormais croire. Qui a écrit: « La meilleure manière de se venger n’est pas de se rendre semblable à ceux qui t’ont fait mal »? Une telle règle de conduite est celle d’un homme en parfait équilibre, capable de rendre ses coups sans abîmer l’autre, sans l’accabler sous le grief d’une offensive pétrie de mauvaise foi, mensongère, outrancière. Maîtrise de soi, volonté positive. Le maître mot et le mérite remontent en l’occurence au stoïcien Marc Aurèle, l’empereur philosophe de la Pax Romana, fils spirituel d’Epictète et de Sénèque, père de Montaigne et de Kant. En opposant semblable équanimité au tohu-bohu du mal tonitruant, de la vindicte incessante, de la délation sans preuves, le candidat Macron manifeste une maîtrise du sujet et de soi-même qui impose le respect et instaure la confiance. Puisse renaître sous un tel homme une Pax Gallica aux vraies couleurs de la France!

Vite, au félon, une longue cuiller!

Comme l’âne de la fable entre l’avoine et l’eau, le sot se tenait à distance et demandait au ciel de le départager. Allait-il donner son âme au diable ou s’en tenir à son petit fricot? Il appelait au secours les idoles de son panthéon, mais ses saints et ses anges sous oriflamme ne lui répondaient pas. Alors il s’en inventa une par dédoublement de vue. Ainsi de Gaulle, un faux de Gaulle phantasmé lui figure un fanal dans la nuit, sommé d’abolir l’impossible synthèse et de sanctifier le diable dans l’eau lustrale d’un nouveau bénitier. Ce matin, il épouse la reine maudite qui le nomme aussitôt son premier chapelain. Ensemble, ils vont se partager un nouveau pain dont elle se réserve la croûte et lui concède le croûton. Le pain du pont-aux-ânes. Dupont-Aignan pour ne pas le nommer. A-t-il seulement une longue cuiller en accédant au banquet funèbre? Ses propres ouailles s’égaillent sans même songer à la lui procurer.