Penser Luchini

« Grands yeux dans ce visage/Qui vous a placés là?/De quel vaisseau sans mât/ Etes-vous l’équipage? »

Ces quatre vers de Supervielle vous reviennent en mémoire quand vous saisissez l’humble regard de Fabrice Luchini en couverture de son livre de souvenirs (« Comédie française, comment ça a commencé »). Ce poète en action, ce ciseleur des mots restitués à leur naturel, ce pourfendeur de la médiocrité en marche est un timide qui s’éveille, comme un oiseau à peine éclos au bord du nid, à l’inclassable curiosité du monde. Une intime douceur enveloppe ce regard que la lâcheté radoteuse des fausses valeurs en cours ne décourage pas, quand il lui dit son fait, de plaider l’indulgence pour autrui comme pour lui-même, ayant l’art supérieur de pratiquer l’ironie, et ainsi d’adoucir nos plaies par l’onguent du sourire.

Il n’est auteur dont il ne serve la mémoire sans qu’il n’émane de son service un apaisement. Paix, et pitié pour les médiocres, aussi longtemps que survivra par lui la poésie, aimable ou cruelle, sévère ou familière, claironnante ou absconse, des Phares et des Géants. Aimer et cesser de gémir. Voir et revoir Luchini dans Arts, dans Alceste à bicyclette, dans Poésies?, tant d’autres encore, c’est respirer un air de bonheur autour d’un maître du fugitif, de l’ineffable, de l’instantané, guérisseur d’anxiété.

Penser Luchini dans son dire à l’instant de poser les mots sur la page blanche, c’est déjà les attraper dans la plénitude du vrai, à pleine bouche et pleine oreille simultanément. Richesse immédiate du sens: « cuistre », « lavandière », « Hortense couche-toi! ». Sitôt perçus les mots, défilent devant soi l’indigence des nuls parés de leur prétention à gouverner la terre, la blancheur savonneuse des mains rougies penchées sur la rivière, la facétie courtelinesque à l’état pur. Luchini, ou la vérité du verbe.

« Eloquence de l’écrit ».

 

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